Trois prisonniers profitèrent de l’obscurité pour se précipiter dehors. Le quatrième, celui qui craignait que l’homme aux clés n’attende là-haut, hésita à les suivre et bien lui en prit. On entendit deux coups de feu puis un cri, suivi d’un second encore plus effroyable. Un corps dévala les marches, la chemise ensanglantée. Arrivé en bas, l’homme gémit et toussa. L’absence de lumière ne permit à personne de juger de son état. Là-haut, on percevait maintenant des paroles échangées à voix basse.

– Ils ne peuvent être très nombreux, chuchota Gilles. Ne leur laissons pas le temps de recharger leurs armes, sortons !
– Je ne peux pas courir, dit Champoiseau.
Fortuné proposa, tout en surveillant les dernières marches que la lune éclairait :
– Théo lui non plus ne pourra pas courir très loin en portant Raphaëlle. Voici ce que nous pouvons tenter…
Un instant plus tard, Gilles, Fortuné et le prisonnier jaillirent dans la cour en direction de la porte qu’ils avaient franchie une heure plus tôt. Gilles fit feu en direction de deux silhouettes qui leur faisaient face à vingt mètres. Aucune ne tomba, mais elles s’écartèrent rapidement de la trajectoire des trois fuyards, craignant sans doute un second projectile. Fortuné aperçut deux autres silhouettes sur leur droite, il fit tournoyer sa canne-bâton et la lança avec force dans leur direction. Il entendit le bruit mat d’un choc. Une détonation claqua. Deux des ombres se jetèrent sur eux, l’une sur le prisonnier, l’autre sur Gilles qui tomba à terre. Fortuné vint à son secours et frappa l’homme au visage et au ventre. Il lâcha prise et, à deux contre un, préféra détaler. Fortuné récupéra sa canne dont le pommeau luisait sous l’éclat de la lune. Le prisonnier restait au sol, soit méchamment atteint, soit feignant d’être blessé. Les quatre silhouettes se regroupaient maintenant et avançaient vers Gilles et Fortuné qui franchirent la porte, entraînant les autres à leur suite. « Si cela laisse le champ libre à Champoiseau, Théodore et Raphaëlle, tant mieux », se dit Fortuné.
Gilles connaissait les lieux. Il guidait Fortuné au pas de course dans les galeries du Palais de justice éclairées seulement par la lune. Les quatre poursuivants étaient heureusement peu entraînés à cet exercice et se laissaient distancer. À tel point qu’au détour d’un couloir, Gilles s’arrêta et invita Fortuné à se cacher dans le renfoncement d’une porte qui menait à une salle d’audience. Tous deux tendirent l’oreille, Fortuné serrant sa canne et Gilles son pistolet, qu’il rechargea en silence.
Au bout de deux minutes, il leur sembla percevoir les sons sourds d’une discussion, dont les paroles s’éclaircirent rapidement. Elle venait étrangement de la direction vers laquelle ils fuyaient et non de l’endroit d’où leurs poursuivants auraient dû surgir. Ceux-ci avaient-ils pris un autre chemin pour les surprendre à revers ?
Une voix de vieille femme se plaignit :
– Je t’avais bien dit qu’il fallait prendre à droite et non à gauche. Nous serions arrivés plus vite à l’endroit où ils ont tiré… Si nous avions pris l’autre galerie, nous y serions déjà !
– Et moi, je te dis que j’ai vu mon fils, ajouta une autre voix. Il va tous nous tirer de là !
Deux fantômes émergèrent de l’obscurité.
– Sylvain et Albert ! dit Fortuné en étouffant difficilement sa voix tant sa surprise était grande.
– Fortuné ! s’écrièrent les deux amis. Vous êtes vivant ! Qui est celui-là ? Où sont les autres ?
Gilles comprit qu’il ne s’agissait pas d’ennemis et baissa sa garde (jugeant dans l’instant que même s’il se fût agi d’ennemis, ils n’auraient pas été bien menaçants). Il fit signe à tout le monde de se taire. Fortuné expliqua que Théodore, Raphaëlle et Champoiseau étaient vivants et que, pour les autres détails, on verrait plus tard.
La porte de la salle d’audience était ouverte et ils s’y introduisirent en silence, bloquant la porte avec un meuble lourd qu’ils trouvèrent au milieu de la salle.
– Par ici, dit Gilles en se dirigeant vers l’une des deux grandes fenêtres de la pièce et en l’ouvrant.
Ils se penchèrent pour mesurer la hauteur qui les séparait du sol. La lumière de la lune était trompeuse, mais il y avait au moins dix mètres.
– Si nous sautons, nous allons nous rompre les os, dit Chétif.
– C’est tout à fait ça, renchérit Lebras, si…
– Nous avons compris, merci Sylvain, l’interrompit Fortuné.
– Ça y est, ils nous ont trouvés, dit Gilles.
On entendait en effet des coups frappés sur la porte. Ils se mirent à peser de toutes leurs forces sur le meuble pour éviter qu’il ne bouge.
– Poisneuf est mort ! cria Fortuné à travers la porte. La police sait tout ! Fuyez pendant qu’il est encore temps !
Puis, se tournant vers les trois autres :
– Même mort, Poisneuf continue de nous attirer des ennuis !
Les coups se firent bientôt plus violents, comme si leurs poursuivants avaient trouvé une masse. Ils n’allaient pas tarder à détruire entièrement la porte. Lebras et Chétif n’étaient pas armés. À eux quatre, ils disposaient en tout et pour tout d’une canne et d’un pistolet. Et derrière la porte, il y avait au moins quatre hommes, dont plusieurs armés.
Fortuné se dirigea à nouveau vers la fenêtre, dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un qu’il pourrait appeler au secours. Mais il ne vit qu’une silhouette qui disparaissait rapidement au loin. Il cria « À l’aide », mais la silhouette ne se retourna pas. Dans la salle, il ne distinguait à la clarté de la lune aucun rideau ou tissu suffisamment solide pour leur tenir lieu de corde et faciliter leur fuite.
– Mon fils va nous sortir d’ici, continuait de dire Chétif contre toute évidence.
Aucun des trois autres ne lui prêtait attention. Un trou de la taille d’une main était maintenant creusé dans la porte.
– Attention ! cria Gilles. Ils peuvent nous tirer dessus !
Ils eurent juste le temps de se protéger derrière le meuble. Un pistolet fit feu à travers le trou et la balle alla se ficher dans un mur. Les coups de masse reprirent de plus bel. Fortuné se dit que leur seul espoir était que Théodore et Champoiseau aient réussi à sortir sains et saufs et se portent à leur secours ou aillent chercher des renforts.
– Nous devons gagner du temps, dit-il. Nos amis sont peut-être allés chercher de l’aide à la Préfecture.
– C’est trop bête, remarqua Gilles, j’aurais dû venir avec plusieurs hommes.
Il s’était plaqué contre la porte, surveillant le trou qui ne cessait de s’agrandir, pour le cas où un pistolet tenterait à nouveau de s’y introduire. Il montra son arme et fit comprendre aux autres qu’il allait l’utiliser sous peu. Profitant d’un instant entre deux coups de masse, il introduisit le canon de son pistolet dans le trou et fit feu au jugé. Un long cri s’éleva pour ne plus s’éteindre, un cri qui leur glaça le sang et qui disait toute la nuit d’horreur qu’ils étaient en train de vivre. Une réponse leur parvint aussitôt, accompagnée par deux nouvelles détonations qui les manquèrent à nouveau :
– Nous vous tuerons jusqu’au dernier !
Les coups s’arrêtèrent un moment, comme si les hommes, de l’autre côté de la porte, portaient secours au blessé.
– Que pouvons-nous faire ?
Sous l’effet de la fatigue et du désespoir, l’angoisse intérieure de Fortuné s’était transformée en parole. Chétif et Lebras, à bout d’idées et de commentaires, restaient silencieux. Gilles tournait la tête de tous côtés en cherchant une solution.
Un bruit dehors attira leur attention. Un hennissement. Un fiacre qui passait ? Le temps que l’un d’eux atteigne la fenêtre en se protégeant d’éventuels coups de feu, il serait de toute façon trop tard pour l’interpeller.
Fortuné était lui aussi à bout de ressources. À part ouvrir la porte d’un grand geste et se lancer dans un corps-à-corps incertain, il ne voyait que faire.
Un second hennissement. Les quatre hommes se regardèrent. Fortuné dit à Chétif :
– Albert, allez-voir ce qui se passe dehors et prenez garde à vous !
Les coups de masse reprirent, projetant des éclats de bois. Ils étaient plus espacés qu’avant, comme si les inconnus craignaient de se prendre un autre coup de pistolet. Chétif fit le tour de la salle à quatre pattes, protégé par les parois de bois qui délimitaient des rangées de sièges, râlant à chaque fois que sa tête heurtait un obstacle.
– Jamais il n’arrivera vivant jusqu’à la fenêtre ! se dit Fortuné.
Il demanda à Gilles d’attendre que leur compagnon parvienne à destination avant qu’il ne décharge à nouveau son pistolet. En effet, dans le clair de lune, une silhouette se découpant dans le cadre de la fenêtre représentait une cible idéale pour leurs poursuivants.
Ils virent Chétif passer la tête avec précaution par l’ouverture, tentant de distinguer ce qui se trouvait en bas sur la chaussée. Gilles fit feu à nouveau, ne blessant apparemment personne.
– Je n’aurai bientôt plus de poudre, dit-il.
Ils eurent droit à deux nouvelles décharges en retour, dont aucune ne fit mouche. Les assaillants ne semblaient pas avoir aperçu Chétif.
Puis les coups reprirent. Dans quelques secondes, la porte céderait.
De l’autre côté de la salle, Chétif avait entamé un dialogue avec quelqu’un dans la rue, mais ses trois compagnons ne pouvaient en saisir le contenu sous le vacarme des coups de la masse. Tout à coup, il leur fit de grands gestes, articula deux phrases que personne ne comprit et enjamba le rebord de la fenêtre.
– Albert, non ! cria Fortuné. C’est beaucoup trop haut !
Chétif sauta dans le vide.
– Il est fou !… ne put se retenir Fortuné. De toute façon, il ne sert à rien de rester derrière cette porte. Dans moins d’une minute, elle n’existera plus ! Allons plutôt voir ce qu’il y a en bas sur le trottoir !
Ils suivirent le même trajet que Chétif pour parvenir jusqu’à la fenêtre. Lebras et Fortuné s’y penchèrent tandis que Gilles tirait un nouveau coup de pistolet en direction de la porte, dont seuls les montants restaient maintenant en place. Craignant un nouveau projectile, les inconnus hésitaient quelques dernières secondes avant d’envahir la salle.
– Chétif est vivant ! dit Fortuné à Gilles. Il a atterri dans une charrette remplie de foin. Il est à côté d’un homme qui nous fait signe de sauter aussi !
– C’est un piège, dit Gilles. Ce sont des complices.
– Si c’est le cas, pourquoi ne s’emparent-ils pas de Chétif ?
L’homme était grand et frêle, il tenait un pistolet et marchait à vive allure autour de la charrette, impatient de voir Fortuné et ses deux compagnons se décider. Sans doute sous le choc de la chute, Chétif était assis sur le trottoir, l’air hébété.
Un détail attira l’attention de Fortuné. Soudain, il comprit.
– Nous sommes sauvés, dit-il. Suivez-moi !
Et il sauta.
Le foin amortit sa chute qui fut tout de même rude. Il quitta vite la charrette pour laisser la place libre. Lebras et Gilles le rejoignirent aussitôt. Le grand homme frêle surveillait la fenêtre, là-haut. Il lâcha un coup de pistolet quand une tête apparut.
Sans autre explication, Fortuné lui dit :
– Nous vous devons la vie. Nos autres compagnons sont peut-être sortis du Palais, allons vite voir !
Sans un mot, tous regrimpèrent dans la charrette qu’ils conduisirent au pas de course à l’entrée du Palais. Là, Fortuné n’eut pas d’autre idée que de crier le plus fort possible :
– Théo, es-tu là ?
D’un coin sombre de la cour, un aboiement répondit.
Trois minutes plus tard, Champoiseau, Théodore, Raphaëlle et Hugo avaient rejoint leurs acolytes dans le foin.
– Filons à la Préfecture, dit Gilles d’un ton décidé. C’est juste là. Nous confierons Raphaëlle à un médecin. J’enverrai des agents arrêter ces fous furieux. Et nous consignerons autour d’un repas les faits de la journée avant un repos bien mérité !
– D’accord pour moi, répondit Fortuné. À condition que vous puissiez envoyer un agent au domicile d’Héloïse Raincourt, ma fiancée, pour l’inviter à nous rejoindre.
– Est-ce bien nécessaire ? Et à cette heure-ci ?
– De toute façon, elle ne dormira pas avant d’avoir de mes nouvelles. Par ailleurs, je suis désolé de vous l’apprendre, mais elle en sait autant que nous sur cette affaire.
Gilles jeta à Fortuné un regard d’abord noir, puis plus tempéré, et céda. Les autres acquiescèrent également à la proposition de Gilles. La fatigue était remisée au second plan. Ils avaient besoin d’être encore ensemble un moment, de mettre en commun les bribes d’information que chacun possédait et de veiller une partie de la nuit sur la santé de Raphaëlle.
Fortuné regarda Chétif lorsque la charrette fit halte sous le porche de la Préfecture, éclairée par des lanternes. Bien que son visage n’ait changé en aucune façon, Fortuné voyait maintenant non plus celui d’un homme dérangé, mais d’une personne tout à fait saine d’esprit.

Ils déposèrent Raphaëlle à l’infirmerie de la Préfecture et montèrent au bureau de Gilles au troisième étage, se promettant de redescendre prendre des nouvelles.
Fortuné se fit la réflexion que, décidément, certaines soirées se prolongeait anormalement ces derniers jours. Quand Gilles eut commandé à manger et à boire et donné quelques autres ordres, Fortuné prit la parole :
– Messieurs, je vous demande un moment d’attention.
Il se tourna vers le grand homme frêle qui les avait sauvés et l’interrogea :
– Puis-je vous demander votre prénom ?
– Julien…
– Messieurs, je vous présente Julien Chétif. Nous lui devons la vie.
Qui de Champoiseau, Théodore ou Lebras fut le plus surpris, il aurait été difficile de le dire. Chétif, lui, attendait cette reconnaissance officielle pour s’avancer maintenant vers son fils et le serrer dans ses bras, avant de dévisager ses compagnons un par un avec un air qui signifiait : « Qui avait raison ? C’était bien moi ! »
– Ou peut-être vous prénommez-vous plutôt Julian ? Car, si je ne me trompe pas, vous parlez aussi bien Anglais que Français, et c’est vous qui m’avez sauvé une première fois quand j’ai été agressé par trois hommes. Vous étiez aussi présent tout à l’heure sur le lieu de l’attentat et vous m’avez confirmé, du haut du remblais, qu’il n’y avait pas d’autres complices cachés ailleurs.
– En effet, confirma timidement Julien Chétif.
– Vous pouvez parler en toute confiance, ajouta Fortuné.
Un silence suivit. Le fils de Chétif avait des épaules, des bras et des jambes plus grands et fins que d’ordinaire, comme si ses os avaient crû au-delà de la moyenne et que sa chair et ses muscles s’étaient adaptés au mieux.
Il finit par rompre le silence pour répondre à la curiosité de chacun :
– En suivant mon père, je suis arrivé ce matin sur le chantier du chemin de fer. J’ai été intrigué par un agent de sécurité qui s’éloignait plus loin que les autres. Monté sur un tabouret, je l’ai surveillé avec ma longue-vue, mais j’ai compris trop tard son projet pour vous avertir à temps. Après l’explosion, j’ai en effet fouillé tout le chantier à la lunette pour vérifier qu’il n’y avait pas d’autre complice et je vous ai crié du haut de la palissade qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir. J’ai ensuite attendu la fin de l’interrogatoire que vous avez conduit dans le bureau d’Émile Pereire, en me gardant de me faire repérer par mon père afin… hum… d’être plus libre de mes mouvements. Quand mon père et Lebras vous ont suivis depuis le chantier jusqu’au Palais de justice, je leur ai emboîté le pas discrètement. Et lorsque, plus tard, j’ai entendu des coups de feu, je n’ai pas eu d’autre idée que de faire le tour du Palais à l’affût de bruits suspects. Quand je vous ai vus à la fenêtre, je suis aussitôt parti chercher une charrette de foin aux Halles, sans même répondre à votre appel à l’aide que je vous ai entendu crier dans mon dos.
– Et donc, Albert et Sylvain, reprit Fortuné, vous nous aviez vous aussi suivis depuis le chantier…
– Oui. Ils ont jailli du bureau de Pereire, Théodore et le monsieur, là, répondit Chétif avec une fierté retrouvée et en désignant Gilles. Nous avons compris qu’ils étaient sur une nouvelle piste, mais ils ont disparu aussi vite. Quand nous vous avons vus sortir à votre tour, Pierre et Fortuné, nous vous avons appelés, mais nous étions trop loin et vous ne nous avez pas entendus. Nous avons embarqué dans un cabriolet à votre suite. Le temps que nous arrivions aux grilles du Palais de justice, vous étiez déjà à l’intérieur. Et à l’intérieur, nous nous sommes un peu… perdus et nous avons commencé à abandonner tout espoir. Ce n’est que quand, au bout d’une heure, nous avons entendu des coups de feu, que nous avons repris nos recherches… la peur au ventre, il faut bien l’avouer !
– C’est ainsi que vous nous avez retrouvés par miracle et que nous avons pu échapper à nos assaillants en sautant par la fenêtre, conclut Fortuné à l’intention de Théodore et Champoiseau.
– Quant à nous, poursuivit ce dernier tandis que deux agents apportaient de la viande froide, des pâtés, des pains et des bouteilles, nous avons suivi vos consignes, Fortuné. Nous nous sommes cachés dans la galerie de droite après avoir envoyé Hugo dans l’autre. Quelques secondes après votre échappée, deux hommes armés se sont précipités dans la galerie de gauche, attirés par Hugo, et nous en avons profité pour regagner l’air libre. Nous étions cachés près des grilles du Palais quand nous avons entendu les coups de feu. S’il n’y avait pas eu Raphaëlle, nous aurions tenté de vous rejoindre. Finalement, c’est vous qui nous avez retrouvés les premiers. Nous étions justement sur le point de gagner la Préfecture pour procurer des soins à Raphaëlle.
Gilles invita tout le monde à se sustenter. Théodore s’éclipsa pour aller prendre des nouvelles de la jeune femme. Chétif père et fils se placèrent côte à côte et échangèrent tantôt des paroles, tantôt des regards complices. Lebras s’assit près de Champoiseau pour l’aider à manger. Le vieil homme offrit un beau morceau de viande à Hugo, en expliquant à l’assemblée combien son rôle avait été déterminant. Dans l’intervalle, Héloïse apparut et rejoignit Fortuné qui, après l’avoir présentée à Gilles et au jeune Chétif, l’informa des derniers événements.
– Merci Pierre, finirent-ils par dire tous deux en aparté à Champoiseau. Nous doutions de la confiance que nous pouvions accorder à vos deux amis, mais leur présence a été déterminante.
Théodore revint annoncer que selon le médecin, Raphaëlle était hors de danger, mais qu’elle était très faible et fiévreuse et ne devait recevoir aucune visite pour le moment.
Un peu à l’écart, Gilles prenait des notes de temps en temps. Il s’adressa à Julien Chétif :
– Excusez-moi, Monsieur… Je n’ai pas bien compris quand et comment vous étiez intervenu dans cette histoire.
– C’est un peu le hasard des choses…, commença le jeune homme.
Ils furent plusieurs autour de la table à se regarder, considérant que le hasard semblait intervenir d’une manière bien extraordinaire dans la vie du fils Chétif.
– … J’étais incognito samedi soir dans le café où mon père joue d’habitude aux cartes avec ses amis. C’est une façon pour moi de vérifier qu’il se porte bien. Nos relations sont un peu compliquées et je ne souhaite pas toujours lui faire savoir quand je suis à Paris. J’y suis d’ailleurs rarement et jamais pour très longtemps, car je vis en Angleterre. Ce soir-là, Albert et ses autres amis étaient présents, mais pas mon père. Me doutant que quelque chose ne tournait pas rond, je décidai d’en savoir plus dimanche matin. C’est ainsi que je l’ai suivi jusqu’à la brasserie où plusieurs personnes ici présentes l’ont rejoint pour déjeuner. En tendant une oreille discrète, j’ai compris qu’une disparition les préoccupait tous. Quand j’ai entendu mon père proposer son aide, j’ai craint qu’il ne s’engage dans une aventure risquée et je me suis dit que je ferais mon possible pour le protéger. Le soir, j’ai voulu suivre Monsieur Petitcolin jusque chez lui pour savoir davantage qui il était, et je suis intervenu près du Louvre lorsqu’il s’est fait agresser par trois inconnus. J’ai mis, je le regrette, quelques minutes de trop à arriver sur le lieu de l’attaque, car j’ai eu la mauvaise idée de renvoyer mon cabriolet quand ces bandits ont fait descendre Monsieur Petitcolin du sien, et vous avez vu que je boite…
Fortuné se retint de demander à Julien Chétif à quel titre il possédait un pistolet.
– Depuis dimanche, je veille discrètement sur mon père, mais ce n’est qu’aujourd’hui, comme vous le savez, que cela a porté des fruits.
Un agent vint informer Gilles que Baudry, l’homme qui détenait les clés des cellules souterraines du Palais de justice, était introuvable ainsi que les autres hommes qui avaient poursuivi Fortuné et ses compagnons. Trois cadavres avaient été trouvés dans une cour, les corps des trois prisonniers qui avaient tenté de s’échapper.
– Nous retrouverons Baudry et nous identifierons et retrouverons aussi les autres meurtriers, promit Gilles.
Avant qu’ils ne se quittent pour dormir quelques heures, Gilles demanda à Fortuné de lui expliquer comment ils avaient deviné l’existence des fusées congrèves, et il promit de faire le lendemain son rapport à la fois à Adolphe Thiers et à Émile Pereire.